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A propos de la série "En thérapie" : analyse d'un succès

  • Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse
    Collectif Lillois de Psychanalyse
  • 14 juin 2021
  • 14 min de lecture

Christophe Scudéri


Alors que la psychanalyse ne cesse d’être vilipendée au point que certains en demandent l’interdiction pure et simple il est rassurant qu’elle suscite, si ce n’est l’adhésion, en tout cas l’intérêt comme le prouve le succès de la série « En thérapie ». Les spectateurs qui, semaine après semaine, séance après séance, se sont passionnés pour Ariane, Adel, Camille et les autres, sans oublier bien sûr le personnage principal, le psychanalyste Philippe Dayan, démontreraient qu’en dépit des attaques et de l’hallali dont elle est l’objet, il existe toujours, irréductible, une envie de psychanalyse au sein de la population. Resitué dans le contexte si particulier d’une pandémie terriblement angoissante — parce que le virus tue ou parce qu’il affecte tellement nos modes de vie qu’il en fragilise plus d’un —, d’aucuns se disent qu’au bout du compte, lorsqu’il s’agit de faire face à des troubles psychiques graves, c’est toujours la psychanalyse qu’on convoque. Sans doute les psychanalystes sont-ils si prompts à faire leurs cette lecture qu’au fur et à mesure des accusations publiques dont ils sont l’objet ils doutent tellement de la psychanalyse que certains cherchent désespérément dans les neurosciences une vaine justification tandis que d’autres se transforment en prêcheurs impitoyables invoquant à longueur de plateaux et de tribunes la supériorité de l’ordre symbolique.


Mais est-on si sûr de cette interprétation ? Ne voit-on pas là ce qu’on a envie d’y voir ? Face à ce doute nous nous proposons de revenir sur cette série en essayant d’en dégager, d’abord, les différents ressorts, ensuite la représentation qu’elle fabrique de la psychanalyse, enfin l’évolution à venir qu’elle esquisse de cette vieille dame plus que centenaire.


Les ressorts


Expliquer l’audience de cette série par la manifestation d’un intérêt retrouvé pour la psychanalyse est juste mais ne nous dit rien des raisons à la source de cet intérêt. Or, à rester à la surface du phénomène, le risque est de le fonder sur un malentendu. Qu’est-ce qui passionne le spectateur au point que, chaque jeudi, il revienne devant son petit écran pour suivre… quoi ? Des aventures ? Limité à l’espace restreint du cabinet et réduit à de longs dialogues, on ne peut pas dire qu’« En thérapie » brille par son action. Des joutes orales ? Elles sont là en effet, et nombreuses, mais passée la surprise des premières elles peuvent lasser. Des personnages ? Pas de doute que notre attachement à des personnages dont on veut connaître le sort, compose un des ressorts essentiels de la série. Mais ceci n‘a rien de spécifique puisque c’est le fait de toutes : à la différence du cinéma qui fonctionne généralement sur l’identification du spectateur au héros, les séries s’appuient elles, comme l’écrit Sandra Laugier[1], sur la fréquentation des personnages ; c’est parce qu’il a plaisir à retrouver des êtres de fiction qui désormais habitent son quotidien, que le spectateur y revient épisode après épisode, s’enquérant de leurs nouvelles comme il le fait pour tels ou tels de ses amis, tels ou tels de ses compagnons de route. Des audaces cinématographiques alors ? Restreinte le plus souvent à une alternance de champ/contrechamp, la série ne se caractérise pas par l’innovation de sa mise en scène, même si cette contrainte en lien avec l’histoire elle-même requiert de la part des réalisateurs de l’imagination pour la faire varier suffisamment pour éviter l’ennui. Il y a un peu de tout ça, sans doute, mais rien qui n’explique la passion générée par la série d’Arte ; ou, pour le dire autrement, si tout ceci participe de l’intérêt manifeste qu’on y porte cela ne dit rien des raisons latentes à l’œuvre. Alors quoi ?


Notre réponse est que notre désir de spectateur ressort d’une pulsion voyeuriste mais voyeurisme qui prend des formes différentes en fonction de la qualité du dit spectateur. En effet, en tant que personne lambda n’ayant pas eu affaire directement à la psychanalyse, il s’agit de voir enfin ce qui se passe dans le secret du cabinet entre l’analyste et l’analysant ; en tant qu’analysant ayant fréquenté le divan il s’agit de voir enfin ce qui se passe dans la tête du psychanalyste ; en tant que psychanalyste appartenant à la communauté des analystes il s’agit de voir enfin comment s’y prend son collègue avec ses différents patients. En termes freudiens, ce qui se rejoue là est la fameuse scène primitive à laquelle l’enfant souhaite assister afin de voir, et donc ça-voir, comment il est né. En nous faisant entrer dans le cabinet du psychanalyste Philippe Dayan, nous espérons découvrir enfin ce qui se passe dans la si fameuse chambre des parents.


A la base il y a donc ce fantasme qui explique l’avidité avec laquelle le public s’est précipité sur ce feuilleton, mais une fois entrés dans la pièce qu’observons-nous ? C’est alors une représentation de la psychanalyse qui nous est proposée.


La représentation de la psychanalyse dans « En thérapie »


Quand on examine les éléments qui composent le tableau dressé de la psychanalyse par les cinéastes, on constate qu’il déroge sur plusieurs points à l’exercice habituel de la cure si bien qu’on s’étonnerait presque qu’on puisse encore parler de psychanalyse. D’ailleurs, le titre n’est-il pas « En thérapie » et non « En analyse » ? Et pourtant il n’est pas douteux qu’il s’agisse de psychanalyse. Comment dès lors expliquer ce paradoxe ?


Recensons tout d’abord quelques points caractéristiques :


- il a beau se trouver un divan dans la pièce, celui-ci est plus virtuel que réel puisque les patients ne s’y allongent que très rarement. La majorité du temps, si ce n’est tout le temps, ils sont face à l’analyste dans un face-à-face qui le plus souvent prend la forme concrète d’un affrontement. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment à un divan auquel nous avons affaire mais plutôt à un canapé. Et ceci a son importance : cela signifie très bien ce que l’on voit se déployer dans les séances à savoir ce glissement incessant de la thérapie vers la conversation à bâtons rompus ou la discussion rhétorique. On remarquera au passage que, même lorsque le patient s’allonge, comme Ariane[2], on ne se trouve pas pour autant en présence du dispositif analytique car le fauteuil de l’analyste est positionné de telle façon, à savoir sur le côté, qu’il reste toujours visible de l’analysant. Ce choix n’étant pas dicté par des contraintes cinématographiques — car il aurait été tout à fait possible de filmer l’analyste derrière le patient comme d’autres cinéastes l’ont fait[3]— nous en concluons qu’il indique le scrupule qui a gagné les réalisateurs lorsqu’il s’est agi pour eux d’aller au bout de leur ambition, scrupule qui, au-delà de ce qu’il peut signifier pour eux, témoigne d’un impossible à représenter. Il ne suffit pas en effet de vouloir représenter la scène primitive pour qu’elle le soit effectivement. Tout au contraire elle résiste. Comme le prouve encore le fait que ce canapé devient canapé-lit quand l’analyste fâché avec son épouse y dort la nuit, mais seul, désespérément seul, incarnant alors le symbole de l’impossible rapport sexuel. Bref, la série tourne autour du divan mais, ne cessant de le rater, des succédanés viennent à sa place : le canapé, le canapé-lit, le lit, qui, s’ils ne sont pas le divan, disent toutefois quelque chose de ce dont il s’agit en désignant le ratage du sexuel ;


- Comme le signale la substitution du canapé au divan les séances tournent le plus souvent à la discussion pour ne pas dire à la joute orale où l’enjeu, comme le démontre l’usage fréquent que font les personnages de l’argumentation ad hominem, est d’imposer à l’autre ses « vérités ». Et tous les moyens sont bons, que ce soit en mobilisant l’autorité des concepts, des idées, des pensées ou que ce soit en convoquant une expérience, un vécu, une histoire personnelle. Que le patient s’engage dans cette voie rien d’étonnant, cela fait partie du jeu, mais que l’analyste réponde sur le même plan est bien plus embarrassant. C’est sans doute le point le plus problématique de la série, celui consistant à transformer la cure en un combat oratoire que par ses interventions inappropriées l’analyste alimente, dans la mesure où elle donne une vision fausse de la psychanalyse au spectateur ignorant.


Mais, outre qu’elle dise, malgré tout, quelque chose de juste en pointant un risque inhérent à la cure, cette manière de commuer la scène analytique en un rapport de force dont la visée est la domination révèle une dimension capitale de la série qu’une lecture centrée sur la seule psychanalyse évacue. Il s’agit de ne pas oublier que ce feuilleton télévisuel est d’abord un spectacle dont le but premier est de capter celui qui est derrière son écran pour que ne lui vienne pas l’idée saugrenue de zapper. Si les moments féconds se succèdent à grande vitesse, faisant de chaque séance un concentré de cure, c’est afin de remplir cet objectif. Ceci nous rappelle qu’entre l’analyste Philippe Dayan et ses patients il y a toujours un tiers qui est le spectateur, qu’ainsi est-ce d’abord en vue du spectateur que les scènes sont jouées. D’où l’exacerbation des sentiments, l’excessivité des propos et l’hystérisation des comportements qui donnent un tour spectaculaire à quelque chose qui, en soi, respire plutôt l’ennui et la monotonie. Dans la « vraie vie », chaque séance est loin d’être traversée par des fulgurances de vérité. Mais c’est le prix à payer pour que la série reste d’abord et avant tout un divertissement.


La conséquence de tout ça est qu’il y a tromperie sur la marchandise : là où l’on pense avoir droit à une séance de cure filmée on se trouve à tenir entre les mains le film d’une séance spectacularisée qui n’a de psychanalytique que l’entour. Et pourtant il serait abusif de dire que tout n’est que malentendu, que tout n’est qu’illusion et que tout n’est qu’attrape-nigaud. Bien que nous ayons affaire à un show dont la psychanalyse sert d’instrument, la série réussit à nous transmettre malgré tout quelque chose de l’expérience analytique, mais quoi? Immédiatement, la réponse qui nous vient est qu’elle expose assez fidèlement la doctrine freudienne, doctrine d’autant mieux exposée qu’elle est le plus souvent accompagnée au cœur même du récit de sa mise en pratique instantanée. Il en est ainsi pour l’acte manqué qui, en même temps qu’il est commis (en l’occurrence un retard d’Ariane), vient à être expliqué par l’analyste. Si on a là l’exemple de cette accélération dont nous parlions plus haut, cette manière de faire a surtout des vertus pédagogiques, transformant tel passage en une « psychanalyse pour les nuls ». Mais cette dimension scolaire ne suffit pas à rendre compte de l’effet dont nous parlons. Il relève d’autres choses. Pour faire simple, nous dirions qu’il tient en deux mots : une écoute et un engagement.


Si réalisme il y a dans la série quant à la psychanalyse, il ne se situe pas dans la relation représentée entre le professionnel et ses patients ni dans les discours émis par les différents protagonistes, dont en premier lieu celui du psychanalyste, mais dans l’attitude fondamentale pas uniquement de ce dernier mais des uns et des autres. Que voit-on se déployer devant nos yeux sinon une écoute attentive aux manifestations de l’inconscient qui n’est pas le fait exclusif de l’analyste mais aussi des patients eux-mêmes. Indémontrable, l’inconscient suppose un acte de foi. En mettant en scène des individus qui pensent à partir de cette hypothèse, « En thérapie » l’impose comme clé opératoire et féconde. A ce titre, elle affirme sa croyance dans les pouvoirs de la psychanalyse, même si, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, ce qu’elle donne à voir est au bout du compte une psychanalyse loupée. De plus, elle montre combien l’engagement des protagonistes doit être total, des analysants d’abord mais après tout quoi de plus normal puisqu’ils y jouent quand même une partie de leur vie, mais aussi de l’analyste dont l’inconscient s’entremêle tellement à ce qui se passe qu’il se voit obligé de reprendre des séances chez sa contrôleuse pour saisir le sens de son désir qui se manifeste intempestivement sur la scène. Car la série ne se contente pas de montrer les manifestations prosaïques de l’inconscient, elle dévoile aussi le désir qui est à leurs racines dans ce qu’il a de mystérieux et, d’abord, de mystérieux pour les sujets eux-mêmes. Or, cette quête ne peut se faire à moitié, ou juste pour voir, mais exige un engagement qui mobilise toutes les dimensions de la vie.


Mais peut-être y a-t-il une autre raison, plus fondamentale encore, qui en nous faisant partager quelque chose de l’expérience analytique, suscite notre passion. Finalement, quelle est la grande affaire de l’histoire ? Il s’agit d’une question qui peut s’énoncer ainsi : l’amour de transfert est-il un véritable amour ou un pseudo-amour ? Cette question est d’ailleurs ouvertement posée dans les échanges entre l’analyste et sa contrôleuse, à croire qu’il importait que nous l’ayons clairement en tête. De manière générale, les épisodes apparaissent comme l’étalage du transfert dans ses dimensions d’amour et de haine ainsi que dans ce qu’il a d’intrinsèquement massif et explosif. Si l’on devait résumer d’une phrase la série, nous dirions qu’elle est la chronique d’une psychanalyse ratée, celle d’un analyste qui, envahi par la puissance du transfert, ne parvient plus à tenir la barre du cadre. Son univers se craquèle et, en se craquelant, il l’affaiblit, au point qu’il envisage sérieusement un arrêt de son activité. Là où la série est forte est qu’elle dit ce qu’est le transfert en montrant ce qu’il n’est pas à travers la chute d’un homme. L’erreur du psychanalyste est de prendre pour lui, pour sa personne, pour son égo, les sentiments amoureux que lui adresse sa patiente Ariane, alors qu’ils relèvent du transfert et donc du fantasme du sujet. D’ailleurs, l’aspect subversif du transfert, à tel point que nombreux sont les thérapeutes qui veulent ne rien en savoir et d’abord Philippe Dayan, ne tient pas tant au fait que l’amour qu’il suscite soit vrai mais au fait qu’il révèle la part d’illusion qu’il y a dans tout amour. A cet endroit, la psychanalyse touche au tragique tandis que la série, en dépassant la seule représentation de la cure, touche à l’universel.


Cette visée de l’universel par l’entremise d’une question existentielle explique sans doute ce dernier point :


- l’absence, pour ne pas dire la mise hors-scène, de l’argent. En effet, à de rares exceptions près, on assiste à aucun échange d’argent entre le psychanalyste et ses patients, alors même que les gains quotidiens de l’analyste sont évoqués par Adel. Ceci ne laisse pas d’étonner. En faisant ce choix sans doute les scénaristes ont-ils voulu ne pas polluer les enjeux dramatiques par des considérations financières qui les aplatissent sur du terre-à-terre. Mais, outre que cela rend encore plus floue la frontière entre le transfert et la « vraie vie », ce refoulement accentue grandement le côté « coupé du monde » de la séance et, surtout, sacré du psychanalyste. Si celui-ci est mu par son seul désir, et non par une part de jouissance, alors il faut être un saint pour endurer le transfert dans ce qu’il a d’éprouvant. Cette sacralisation est d’ailleurs mise en scène sur le mode négatif caractéristique de la série grâce au contraste saisissant qui s’évase entre la beauté froide d’une Carole Bouquet intransigeante quant à la règle et l’aspect misérable de Frédéric Pierrot filmé en slip dans sa cuisine, prêt à céder aux avances de sa patiente. Dans cette chronique du quotidien d’un thérapeute, celui qui tend à s’iconiser n’est pas le personnage principal mais sa contrôleuse; en figurant combien lui est impossible de tenir la neutralité requise l’analyste rend encore plus saint l’analyste et sacrée la cure tandis que lui, par contraste, en étant de moins en moins analyste et de plus en plus humain tend à se réduire au rebus, au déchet.


D’ailleurs, si on y regarde de plus près cette chronique semble traverser par le mouvement d’un chiasme : d’un côté, au fur et à mesure qu’on avance dans la saison le psychanalyste perd de sa superbe, et d’abord aux yeux du spectateur, au point de quitter la place de l’analyste pour celle de l’analysant en acceptant, ce sont ses derniers mots, de venir sur le divan de sa contrôleuse ; de l’autre, Ariane gagne en sainteté en quittant peu à peu la place de l’analysante qu’elle occupe au départ pour devenir l’analyste de l’analyste à qui elle renvoie le spectre paternel en évoquant «Dark Vador ». Plus qu’une psychanalyse ratée, «En thérapie» est le récit d’un retour à la psychanalyse sous la forme d’une reconfiguration dans laquelle Ariane servirait de fil.


Reste que l’on peut aussi interpréter autrement l’issue de cette opposition. D’ailleurs, la série s’amuse, nous semble-t-il, à en aiguiser le tranchant, jetant une pierre brûlante dans le jardin des psychanalystes. Ne nous dirait-elle pas qu’il est temps pour la psychanalyse de quitter son l’Aventin où ses représentants se tiennent, pour venir se mêler aux basses affaires du monde ? Elle nous interpelle d’autant plus à ce propos qu’elle argue, non pas de la difficulté à tenir la neutralité exigée à l’image d’exemples malheureusement nombreux dans l’histoire de la psychanalyse, mais que le monde a changé et qu’il requiert en conséquence d’autres modalités d’exercice de la cure. Nous en venons ainsi à évoquer ce que la série énonce d’une époque en tant qu’elle pousserait — ou pas — à une reconfiguration praxéologique ainsi que théorique de la psychanalyse.


La psychanalyse à l’épreuve du contemporain


De nombreux commentateurs ont vu dans le succès de la série le signe d’un besoin de thérapie dans la population, le hasard ayant voulu qu’« En thérapie » soit diffusé pendant la crise sanitaire de la Covid-19 c’est-à-dire à un moment psychiquement éprouvant pour de nombreux français. Il se trouve que ce besoin contextuel bien réel redouble celui inscrit dans le récit, la chronique débutant avec les attentats de novembre 2015. D’ailleurs, à y regarder de plus près, ces deux événements ne sont pas si éloignés l’un de l’autre puisqu’après tout, la crise sanitaire a obtenu ce que les terroristes visaient à savoir, si ce n’est la fin, en tout cas la suspension du style de vie à la française avec la fermeture des bars, des restaurants, des lieux de concerts et des stades. Cette similitude démontre combien ce que nous vivons s’insère dans le fil de cette ère commencée avec les attentats des tours jumelles en 2001.


Or, ceci pose une question épineuse. Peut-on continuer aujourd’hui à exercer la psychanalyse telle qu’elle s’exerce depuis l’après-guerre ? Si ce problème apparait tel un fil rouge tout au long des épisodes, il est clairement énoncé dans l’épisode vingt au cours du débat éclatant entre le psychanalyste et sa contrôleuse, le premier défendant qu’il faut, dans la cure, engager sa chair et son être afin d’obtenir la confiance nécessaire au patient pour qu’il se livre, la seconde réaffirmant le respect du protocole, condition sine qua non pour qu’une analyse froide et désaffectée puisse être faite. Autrement dit, car tel est l’objectif du «protocole», le psychanalyste doit-il rester silencieux (ce qui ne signifie pas qu’il soit muet mais que, dans ses interventions, il n’aille pas au-delà de ce que le patient énonce) afin que la cure ne soit pas autre chose que l’analyse de la scène du fantasme ou doit-il céder un bout de lui-même (à savoir un bout de sa personne avec ses affects, ses envies, ses idées) grâce à quoi le patient acceptera de se livrer. Si l’on suit la position de Philippe Dayan, l’engagement du patient dans la cure supposerait un donnant-donnant là où la position classique se fonde sur une asymétrie dont l’effet intimidant entraînerait une résistance si ce n’est un refus du patient. Remarquons au passage que la dimension économique refoulée par la porte avec l’invisibilité de l’échange d’argent fait retour par la fenêtre avec la logique contractuelle qui structure la relation analytique selon Philippe Dayan. Mais l’époque dans laquelle nous sommes exige-t-elle cette évolution ?


Il est vrai que ce qui caractérise la postmodernité est, d’une part, l’hyperréalisme qui aboutit à un désenchantement général du monde débarrassé de son voile fantasmatique, d’autre part, la virtualisation générale qui réduit, et le symbolique à un ensemble de semblants dont les individus disposent jusqu’à la parodie, et l’existence à une suite de postures évacuées de tout idéal[4]. C’est un fait qu’avec les attentats tout d’abord puis la crise sanitaire ensuite, le réel a fait irruption dans les cabinets des analystes rendant difficile le maintien de cette vacuole hermétique dans laquelle est mis en jeu le seul fantasme. A ce titre, Philippe Dayan aurait raison en prenant acte des singularités de notre époque et en essayant d’en tirer les conséquences pratiques. Or le désir de thérapie qu’incarne l’audience nombreuse de la série n’indique-t-elle pas tout au contraire un besoin de retisser le voile du fantasme, celui qui nous protège du Réel tout en nous mettant au plus près du désir et au plus loin de la Chose ? La gêne que nous éprouvons en tant que spectateur lorsqu’à la fin le psychanalyste déclare sa flamme à son ancienne patiente irait dans ce sens.


Au bout du compte, les deux psychanalystes présents dans ce feuilleton télévisuel incarneraient les deux écueils possibles de notre postmodernité : celui d’un psychanalyste qui engage sa chair au nom d’un réalisme exigeant plus de « présence » de sa part tant et si bien qu’il fait voler en éclat le voile du fantasme en passant à l’acte ; et celui d’une psychanalyste qui, en s’accrochant mordicus au protocole, vide sa pratique de son sens au point de la caricaturer et de se caricaturer. Réalisme ou parodie ? Finalement, la plus grande réussite de cette série est de ne fournir aucune réponse mais de tracer les lignes du problème dans lequel, avec l’époque, les psychanalystes sont pris. Reste à eux de se remettre au travail en se connectant au monde tel qu’il est et non tel qu’il fut.

[1] Laugier Sandra, Nos vies en séries. Paris : Flammarion Climats, 2019 [2] Ce n’est pas un hasard si seule Ariane vienne à s’allonger, même ponctuellement, sur le canapé car il s’agit bien sûr de l’entendre aussi au sens d’une proposition sexuelle, ce qui est au cœur de cette thérapie. [3] Nous citerons en guise d’exemple La chambre du fils de Nanni Moretti. [4] En mêlant le réalisme cru d’une violence sans fard au ridicule de personnages réduits à être le pastiche d’eux-mêmes, le cinéma de Quentin Tarantino représente au plus haut point cette postmodernité.

2 Kommentare


Unknown member
15. Juni 2021

Tres interessant.

peut etre faudrait il, Christophe, que tu prennes en compte aussi que la serie n'est pas "originale". Les versions israélienne et americaine, qiui la précedent, mettent en scène plus explicitement des "psychologues " et non des "analystes", formés à l'université pour la version américaine. C'est la version française qui montre une pratique qui est la plus proche de l'analyse, sans en etre. .

Dans la version américaine ,La contrôleuse est désavouée, puisque que "Paul" se trouve une deuxième analyste, fort critique à l'égard de la première controleuse qui commet un acte déontologiquement criticable. . Dans la version israélienne (que je n'ai pas terminé de visionner) , le contrôleuse me parait explicitement intrusive et partiale

bref pour poursuivre ton…


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scuderi.christophe
15. Juni 2021
Antwort an

Bonjour Lise,


Merci pour ces précisions. N'ayant pas visionné les autres versions, même si je connaissais leurs existences, je me suis centré sur la seule version française. Mais ce serait en effet intéressant de les comparer, ce qui nous dirait sans doute beaucoup sur la pratique de la psychanalyse et/ou de la psychothérapie dans le monde.


Christophe

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