Parmi les cinq scènes théâtrales proposées par le Collectif Lillois de Psychanalyse le 15 avril 2023 au Théâtre des Hirondelles de Fretin, celle qui, dans les discussions qui s’en sont suivies, a pris le nom de « L’homme à la jupe », fait figure de scène centrale, par sa place médiane mais également par la complexité de ce qu’elle figure et la dimension poétique de son écriture.
Dans la suite de la scène « de l’interpellation » (épisode 1) et de celle dite « des psychiatres » (épisode 2), nous vous proposons ce troisième volet sur « L’homme à la jupe », scène qui se déploie en deux temps.
Scène n°3 :
Scène dite de « L’homme à la jupe »
Scène introduite par "Dodge the Dodo" de E.S.T. (Esbjörn Svensson Trio) :
Danse de l’homme sur la musique de "Black dog" de Baptiste Trotignon, Aldo Romano et Rémi Vignolo :
Quelques informations préalables [1]
« Cette scène est inspirée d’une pièce pour jeune public "Norman c’est comme normal à une lettre près" écrite par Marie Henry. Dans cette pièce, Norman, un garçon de 7 ans, aime s’habiller d’une robe et finit par convaincre ses parents de le laisser la porter pour se rendre à l’école. Son père, qui ne sait pas comment réagir face aux commentaires et aux moqueries dont Norman est l’objet sur le trajet, décide de porter lui-même une robe, espérant ainsi attirer les regards sur lui et les détourner de son fils. Mais ce qu’il découvre chemin faisant c’est le plaisir à porter ce vêtement, le plaisir de sentir le vent sur ses jambes, le plaisir du tissu fin sur sa peau. Ce sont les autres, les passants, la famille, la société qui vont qualifier le père de Norman de bizarre et Norman d’homosexuel, d’affirmer qu’il cherche à être une fille alors qu’à aucun moment l’enfant n’exprime ce désir : il veut juste mettre cette robe.
Il en est de même avec "l’homme" de cette scène qui est attiré par une jupe sur un présentoir et qui découvre le plaisir, corporel, charnel, à la porter.
C’est le premier temps de la scène.
Dans le second temps, une insulte fuse du public, public qui représente les individus d’une société patriarcale et hétéronormée. L’homme, après un moment de sidération, répond : "J’aime porter cette jupe et si ça fait de moi un pervers alors je suis un pervers." Cette réponse met en lumière la stratégie adoptée par les militants queer, transgenres, homosexuels, qui consiste à assumer l’insulte pour la vider de sa connotation négative, à se l’approprier et à la faire sienne pour ainsi l’arracher à son contexte d’origine et en changer progressivement le sens. En reprenant à son compte le terme de "gay", la communauté homosexuelle agit de cette manière : elle désarme l’insulte en imposant un nouveau contexte qui pousse à signifier autrement le mot. Par cette stratégie, les militants du genre cherchent à modifier le regard et les mentalités et, par là-même, à transformer l’ordonnancement du monde. À ce titre, ils se veulent les acteurs d’une révolution. »
À propos de la scène
L’une des stratégies des penseurs du genre consiste à assumer l’insulte afin d’en modifier le sens et donc de transformer la configuration socio-symbolique à partir de laquelle l’insulte a été produite comme insulte. C’est ce que met en scène « l’homme à la jupe ».
En se disant pervers en réponse à l’interpellation, l’homme reprend le geste des théories du genre qui consiste à assumer la dimension d’injure.
Le premier temps de la scène pourrait être qualifié de « temps de l’innocence », de la naïveté, l’homme n’a aucune conscience de ce qu’il fait en prenant cette jupe, il a juste envie de la porter, sans aucune idée des conséquences. Il n’a pas d’objectif, et certainement pas un objectif politique ou transgressif. Cet acte premier n’a d’autre but que lui-même.
Et pourtant, sans le savoir, ce qu’il est en train de faire l’engage absolument ; cet acte crée une rupture radicale dans sa vie dans le sens où il ne sera plus jamais le même après avoir accompli cet acte qui engage son désir.
Le second temps est en quelque sorte celui de « l’innocence perdue ». L’injure fuse et, après un moment de sidération, en toute conscience il va assumer l’insulte : c’est là que survient la dimension politique en tant qu’il est interpelé dans la cité et amené à prendre position sur la scène publique.
Ce que dit la scène c’est donc que l’acte, en tant qu’il est inconscient, avec un effet de rupture pour le Sujet, précède l’action qui suit un programme en toute conscience, dans une continuité. L’on perçoit bien à quel point l’action politique relève donc d’un autre plan, en l’occurrence d’un plan conscient.
C’est au moment où l’homme voit pour la première fois cette jupe que son désir surgit. Avant la vue de cette jupe, son désir n’existait pas, il n’avait jamais eu l’idée de porter une jupe. Mais, au-delà de l’envie de porter une jupe, de quel désir s’agit-il ? On ne le sait pas. Ce que signifie ce « désir de porter une jupe », pour cet homme, reste énigmatique et équivoque (pour nous mais avant tout à lui-même).
Or, l’insulte donne un contenu à ce désir : c’est un désir pervers. Il en serait de même si quelqu’un se précipitait à le qualifier d’homosexuel. Dans les deux cas on réduit l’indécision d’un désir aux multiples contenus possibles à un désir assigné, fixé, enkysté à un objet, un contenu, un sens.
La psychanalyse, en revanche, ouvre à ce désir en attente de contenu, invite ce contenu à advenir, car même si on ne sait pas trop ce qu’est ce « désir de porter une jupe » il énonce malgré tout quelque chose, mais un quelque chose qui, n’en disant jamais assez, appelle à une interprétation toute personnelle du sujet, preuve que le signifiant dit bien plus que le signifié. Tous les contenus sont possibles, là où les idéologies épinglent ce désir à un contenu donné.
La psychanalyse vise l’acte, l’acte analytique, et non le plan d’action. Or, la stratégie suivie par la révolution du genre, dans la mesure où elle est raisonnée, où elle se fait en toute conscience, relève de l’action. Plus encore, pour pouvoir être pleinement efficace, ne nécessite-t-elle pas de nier l’inconscient ?
Quelques éléments sur les agencements fantasmatiques qui régissent la scène
Revenons sur le début de la scène. Devant le miroir, l’homme, commercial de profession, essaie un costume. Il s’imagine devant un client à qui il tend un schéma :
S barré poinçon S dollar
Notre hypothèse serait que la scène s’organise selon trois agencements qui s’entremêlent, trois fantasmes composés eux-mêmes de trois éléments, puisque la scène ouverte par le fantasme se déploie toujours selon un jeu à trois, dans lequel le regard circule. Le « jeu à trois » implique ici :
— La voix. Venue de là-haut (de la régie), cette voix surgie d’un corps invisible au spectateur, une voix qui, de surplomb, commente la scène mais n’est ni uniquement la voix intérieure de l’homme ni uniquement un observateur qui ne ferait que décrire la scène, les humeurs, les pensées de l’homme, mais elle est aussi celle qui semble le commander, lui prescrire son comportement. Cette voix est également désirante (à travers ses propos il est entendu que son désir est engagé) et désirable (sensuelle dans ses inflexions, suggestive dans ses mots).
— L’autre élément est « l’homme à la jupe ».
— Et enfin, le public qui regarde la scène.
À partir de ces trois éléments – voix, homme à la jupe, public – quels sont les agencements fantasmatiques ?
♣ Premier agencement :
Il s’agit du fantasme de l’homme à la jupe, fantasme qui a quelque chose d’obscur, d’énigmatique et de singulier : que trouve-t-il à cette jupe ? Que voit-il en elle que nous ne voyons pas ? L’homme voit dans la jupe quelque chose qu’on ne voit pas encore quand la jupe est sur le portant. Ce qui est sûr c’est que le désir excède la jupe, il concerne quelque chose au-delà de la jupe, cette jupe comme voile, qui recèle un trésor sous ses plis.
La voix est considérée en tant qu’elle décrit depuis l’extérieur, en observateur (usage « objectif » de la troisième personne), ce qui se passe sur scène.
Le public est identifié à cette voix extérieure depuis laquelle il regarde l’homme et la jupe sur scène.
Dans ce cas, le mystère est celui du désir de cet homme pour cette jupe, d’autant que celle-ci est banale, pour ne pas dire laide. À ce fantasme le public n’accède pas.
♣ Deuxième agencement :
La voix est considérée en tant qu’elle commande l’homme, le dirige, anticipe sur ses actes. Le public devient alors l’observateur, plus exactement le regard depuis lequel le fantasme se forge, et dont les éléments sont : la voix comme sujet barré et l’homme à la jupe comme objet « a ».
La visée était le fantasme du public. Mais force est de constater que « quelque chose n’a pas pris », que le mélange des ingrédients censé produire un fantasme, a loupé, comme on loupe une mayonnaise qui reste liquide, l’émulsion n’ayant pas eu lieu, les différents composants ne s’étant pas liés. Car il nous semble que le public n’a perçu que les éléments du fantasme comme tels, décomposés : le S barré (la voix) et l’objet « a » (l’homme à la jupe ou, plus exactement, l’homme et la jupe).
L’objet « a » est contingent : il s’agit de la jupe et, en même temps, de l’au-delà de la jupe, que la rencontre avec le corps de l’homme est censée révéler. La Chose, l’objet perdu, aurait dû être métaphorisé et métonymisé par cette jupe à volants, cette jupe faite de multiples plis, prenant son envergure lorsque l’homme tourne. L’objet (ici, la jupe) est simultanément la métonymie de la Chose puisqu’il est cette partie qui renvoie au Tout de la Chose inscrite dans son au-delà, et la métaphore de la Chose puisqu’il est littéralement le voile qui la dévoile tout en la cachant, le voile qui l’énonce sans l’énoncer. Par son mouvement, l’homme était censé donner à voir la jupe comme voile et, par là-même, le trou qu’elle entoure. La jupe qui, avec le corps qui la porte, se met à tourner, signifie la présence d’une absence de l’objet perdu. Mais, à cet endroit, par le jeu du comédien ou l’alchimie ratée du moment, la magie n’a pas vraiment opéré. Le lien entre la voix et ce qui se passe sur scène ne s’est pas noué, le fantasme commun que nous souhaitions créer n’advient pas. Preuve en est la dimension érotique totalement absente, les éléments apparaissant indépendamment, à l’image du strip-tease du comédien, suggéré derrière le paravent mais dont on ne perçoit que les fragments (il jette sa ceinture par-dessus, le pantalon…). Le comédien n’a pas réussi à sublimer la jupe, à lui faire révéler l’au-delà d’elle, le trou, l’objet comme absent, soit à « élever l’objet à la dignité de La Chose » (L’Éthique, Lacan), générant une puissance métaphorique d’évocation. Par la rencontre de son corps avec la jupe, par cette métamorphose, la jupe aurait dû prendre corps, et devenir belle en tant qu’elle dévoile La Chose en la voilant. La métaphore de la voile est d’ailleurs utilisée par la voix.
♣ Troisième agencement :
Un troisième agencement, moins évident, vient à se dessiner. La voix comme objet désirable, par la sensualité du ton, devient l’objet vers lequel le désir du spectateur est tendu. Le mystère prend corps dans cette voix, cette voix dont on ne sait rien, cette voix acousmatique donnant corporéité à un corps maintenu invisible. Le public est alors identifié à l’homme à la jupe dont la dissonance (corps/robe) dit le manque, le barrage du sujet. La voix est l’objet vers lequel le désir du spectateur est tendu. Le voile est alors cette voix qui voile et dévoile.
Dans cet agencement, le sujet barré n’est donc plus la voix mais l’homme à la jupe, comme l’illustre la dissonance entre la jupe et le corps, autre manière de dire « barré ». Cette dissonance se retrouve d’ailleurs dans la musique qui accompagne la « danse » (Black dog, Baptiste Trotignon, Aldo Romano, Rémi Vignolo). Et le public s’identifie à cet homme, l’objet « a » étant la voix, celle qui anime et réanime, celle qui, tombant du ciel, de la régie, lieu du « rex », illumine et sublime.
Le Collectif Lillois de Psychanalyse, un collectif Queer ?
L’objectif des théories du genre, tel qu’il a été défini par Judith Butler, est d’ouvrir à de nouvelles possibilités en matière de genre grâce à une contestation des codes rigides des binarités hiérarchiques. C’est dans la mesure où il n’existerait aucune Loi symbolique transcendante qui fixerait une fois pour toute les normes, que cette contestation est envisageable ; c’est dans la mesure où les normes sont construites au fil des interactions et des rapports de pouvoir, qu’elles sont modifiables. En pratique, elles existent à travers les comportements des individus. En réglant leurs actions sur ces normes, les sujets les font vivre. Mais, en les faisant vivre en les répétant, ils les ouvrent aux ratés, aux applications imparfaites et finalement à l’opportunité de les changer. La capacité d’agir dont les militants du genre font grand cas s’appuie sur cette faille.
L’opération de resignification qu’illustre la scène de « l’homme à la jupe » se loge dans le cadre général de cette vision pragmatique. Elle consiste en une appropriation de l’injure dans le but de la vider de sa charge humiliante afin de lui conférer une valeur affirmative, quasi-identitaire. Comme l’écrit Judith Butler, il s’agit de transformer un énoncé normatif en un « énoncé insurrectionnel ». L’objectif n’est pas de modifier la signification de l’énoncé mais de remplacer sa connotation négative par une connotation positive. L’espoir final est qu’en corrigeant la valence du mot la configuration symbolique dans laquelle l’insulte prenait place initialement vienne à se réformer à la lumière de cette nouvelle donne.
La psychanalyse relève du même travail de resignification. Par ses interventions, l’analyste pousse l’analysant à considérer autrement les paroles reçues afin qu’il les désengorge d’une signification trop stricte et qu’il envisage d’autres sens possibles ouvrant à une renégociation générale des normes qui règlent sa vie. À ce titre, psychanalyse et théorie du genre visent le même dessein émancipateur. Mais s’ils se rejoignent sur l’objectif poursuivi ils se distinguent sur le terrain des procédés. En effet, là où les tenants du genre jouent sur la connotation d’un énoncé, laquelle connotation rend compte de l’état des rapports de force au sein d’une société donnée à une époque donnée, les psychanalystes délaissant le signifié se concentrent sur le signifiant dont ils libèrent l’équivoque afin d’en proliférer le sens. La reconfiguration symbolique est alors plus l’effet d’un affolement des signes dont le psychanalyste ne maîtrise pas la charge proliférante, que celui d’une stratégie raisonnée dont la visée est de remporter le pouvoir.
Le Collectif Lillois de Psychanalyse est-il un collectif Queer ?
Si on se place dans le contexte de notre époque où le signifiant « psychanalyse » désigne une pratique honnie considérée comme dangereusement « non-scientifique » par les uns, outrageusement « réactionnaire » par les autres, la création de ce collectif est d’abord la réaffirmation publique de la valeur irréfragable de la psychanalyse. En ce sens, il est queer puisqu’il reprend à son compte l’injure qu’incarne le mot « psychanalyse » chez les détenteurs actuels des cordons du pouvoir qu’il soit institutionnel (les « scientifiques ») ou moral (les « prêtres du genre »). Il le serait en tout cas s’il n’était pas plus que cela. En effet, en s’escrimant à plonger la « psychanalyse » dans le bain de l’art, le Collectif renoue avec le signifiant « psychanalyse » dont il mobilise l’équivocité retorse et dont il convoque la puissance de dissémination. En ce sens, il est d’abord et avant tout psychanalytique.
[1] Ces « quelques informations préalables » sont la reprise légèrement modifiée des commentaires récités le 15 avril dans la suite de la scène.
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