CHRISTOPHE SCUDERI
Conférence prononcée le 11 décembre 2017 à Lille
Journée d’étude « Criminalité et terrorisme – regards croisés »
Association des Psychologues Cliniciens de Lille 3
« J’aime ceux qui n’ont pas besoin de chercher par-delà les étoiles une raison de périr et de se sacrifier, mais qui s’immolent à la terre, afin que la terre soit un jour l’empire du Surhumain » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 4)
« Départ pour le Sham[1] »
« L’espoir du désespéré, la patience d’un impatient, je vous quitte père et mère !
Le jour du Jugement vous serez fiers, j’intercéderai, vous ferai éviter l’enfer.
Sur vos têtes on placera des couronnes de lumières, entrez au paradis éternel avec tous ceux que vous aimez et qui vous aiment, ainsi Il récompense le fidèle !
Aujourd’hui mes larmes coulent comme des rivières, je me sens pousser des ailes.
Le diable me déteste car je suis loin d’être un âne, carotte au bout de la ficelle.
Si je meurs, sur ma tombe j’aimerais et je souhaite que Kamel [mon frère] lise ce discours : « Ma sœur tu es trop sensible à la douleur, petit frère je sais que tu es pour, je vais quitter ce bas monde vers la satisfaction de mon Seigneur
J’accours.
Mère, tu aimerais que ce soit un autre, tu as mal mais tu comprendras un jour, j’espère désespérément que me soulage la miséricorde divine.
Pénétrer dans ces jardins composés de palais et de vignes, accoudé sur des divans couverts de perles rares, abreuvé de pur nectar, chacun aura sa parcelle et sa part. Frères et sœurs vous passerez tous des ténèbres à la lumière, patience et endurance car cette demeure n’est pas la dernière !
Sachez que le Seigneur Créateur nous aime bien plus que nos mères, sache que justice sera faite, nos tortionnaires iront en enfer.
Leurs visages seront assombris et sur leurs langues un goût amer,
Tandis que les faibles, mes frères, auront le visage scintillant de lumière,
Eux qui chaque nuit s’arrachent du sommeil pour accomplir la prière.
Les larmes, bien trop nombreuses sur leurs visages, ont tracé des rivières ».
Lettre laissée à sa mère par un candidat au djihad avant son départ pour la Syrie.
Lettre qui ne va pas sans emphase ni souci poétique, sincère dans l’horreur, horrible dans sa naïveté. Or comment lutter contre ce discours esthétisant et pétri de bons sentiments (l’amour pour une mère) au point que certains y trouvent là la mission d’une vie : un projet mortifère ?
Parmi les penseurs actuels du terrorisme djihadiste, Olivier Roy défend l’idée d’une « islamisation de la radicalité », à opposer à la « radicalisation de l’islam » qui est la position de son principal contradicteur, le politologue Gilles Keppel. Sa thèse est que ce terrorisme n’est pas le produit d’une violence immanente aux textes coraniques mais l’expression d’une radicalité qui a trouvé dans le récit djihadiste proposé par Daech une manière de se réaliser. Entre les jeunes français en quête de racines et la secte apocalyptique d’Al-Baghdadi, ce serait donc plus une alliance de circonstance qu’une communauté d’esprit.
A côté de ce débat de fond qui, pour être mené, suppose une connaissance pointue du Coran que je n’ai pas, Olivier Roy insiste sur la particularité de ce terrorisme par rapport à ceux qui l’ont précédé : contrairement aux brigades rouges ou à action directe pour qui la mort était un risque à courir pour réaliser l’idéal, ici la mort est le but visé. C’est dans la mort, celle des autres mais aussi et surtout la sienne, que le projet du djihadiste s’accomplit ; elle est sa fin, son salut. Mais comment le comprendre ? Doit-on ranger ce geste dans le champ des passages à l’acte dit « suicidaire » ? D’ailleurs ne parle-t-on pas d’attentat-suicide ? L’attentat-djihadiste est-il un suicide ?
Pour amorcer une réponse à cette question, envisageons l’agissement des djihadistes à la lumière de la distinction : suicide imaginaire, suicide réel, suicide symbolique. Mis en exergue, notamment, par Slavoj Žižek dans son article « Le suicide et ses vicissitudes »[2], ce triptyque rend compte de trois types de suicide : le premier, l’imaginaire, se veut un message adressé à l’Autre par un individu qui imaginera en amont, afin de soutenir son acte, la réaction que pourrait susciter son geste sur ses proches, les autres, le public. Davantage qu’une véritable envie de mourir, il y en va en son cœur d’une satisfaction narcissique. Le deuxième, le réel, consiste en une identification brutale du sujet à l’objet a. Pour Lacan, le sujet manquant, dit « barré », est corrélé à l’objet cause de désir, l’objet a, soit ce reste où s’incarne le manque et dont le sujet pleure l’absence au point d’en faire son graal, l’objet de sa quête infinie. Tant que le sujet reste à bonne distance de l’objet a, cherchant à le récupérer tout en le ratant sans cesse, puisqu’en son fond cet objet est insaisissable, il s’inscrit pleinement dans le monde à savoir le Réel vu depuis le prisme du fantasme. Mais si par malheur il vient à s’identifier directement à l’objet alors, avec la fin de l’écart, le désir se dissout et, avec lui, le sujet, l’individu glissant dans le trou béant de la Chose qui se referme derrière lui, en l’anéantissant. Voilà typiquement décrit le passage à l’acte chez le mélancolique. Quant au troisième, le symbolique, il est un acte radical consistant à se retirer de la réalité symbolique, le sujet acceptant de « tout perdre » dont, en premier lieu, l’identité qui l’inscrit dans le socius, pour, une fois passé par ce point zéro, renaitre à soi selon des termes qui se veulent neufs. Le meilleur exemple de cette forme de suicide est sans nul doute la cure analytique en tant qu’elle consiste en un passage à la limite, à la limite de la psychose – soit cette expérience où le sujet décroche du réseau symbolique qui le produit comme sujet – afin de créer les conditions d’une renégociation possible des signifiants sous lesquels l’individu se reconnaît.
Or, de quel type de suicide relèverait l’attentat-suicide des djihadistes ? Est-ce un suicide dit « imaginaire » ? Même s’ils filment leurs crimes afin de partager avec le plus grand nombre leurs faits d’arme barbares, ce qui a le double avantage d’irréaliser le crime puisque le terroriste se regarde agir depuis l’œil de la caméra et de le faire jouir de l’effet produit dans l’œil de l’autre, même s’il y a de toute évidence une composante éminemment narcissique dans leur action, elle semble toutefois insuffisante pour l’expliquer en totalité car, d’une part, le plaisir narcissique pris suppose que l’individu reste en vie mais aussi et surtout car, d’autre part, dans la version imaginaire, il y a un Autre à qui est adressé un message et dont il est attendu une réponse. Or, quand il se fait exploser le terroriste islamique n’attend pas une réponse de l’Autre dans la mesure où, en s’annihilant, il cherche à annihiler cet Autre, que celui-ci s’appelle mécréant, infidèle ou apostat. Et si, en sommant violemment l’Autre à réagir, l’attentat semble, malgré tout, prendre valeur de message, message adressé à un Autre dont il attend une réponse guerrière, il n’en est rien puisqu’en cherchant par son acte à susciter des réactions viscérales chez l’Autre, il vise à imposer avant tout une bipartition stricte (musulman ou mécréant) au regard de laquelle chacun serait enjoint de choisir son camp, le but ultime étant, une fois les camps clairement délimités, chacun étant rangé dans sa case, d’effacer l’Autre de la terre, à savoir le différent, l’étranger, le profane.
Est-ce à dire alors qu’il s’agit d’un suicide réel ? Il y a dans le corps du kamikaze réduit en chair à canon une identification de l’homme à la bombe qu’il porte, à tel point qu’il n’est plus que cette arme explosive pour les commanditaires de l’attentat et ses victimes. Corps déchiqueté, il n’est plus que déchet sans âme, sujet dissous dans les mille fragments d’un embrouillamini organique. Si l’on compare toutefois ce passage à l’acte à celui du mélancolique dont cette forme de suicide est l’apanage, on constate une différence notable : lorsque j’écoute Michel me décrire la pendaison dont il a réchappé grâce à sa femme qui l’a détaché à temps, j’entends le « hors de moi » dans lequel il se trouvait au point d’être incapable, dans l’après-coup, de se remémorer ce qu’il avait fait les trois jours précédant son acte – alors même, l’enquête l’avait prouvé, qu’il avait soigneusement préparé, et son geste (en achetant une corde spéciale), et son départ (en mettant son compte bancaire au nom de sa femme). Si, chez le mélancolique, le suicide résulte d’un processus dont la conscience s’est absentée à tel point qu’il accomplit une série de gestes, parfois complexes, sans même y penser, automatiquement – « hors de moi » –, il y a, à l’inverse, chez les terroristes une conscience exacerbée de ce qu’ils sont en train d’exécuter puisque, de celle-ci, dépend, et la revendication, et l’effet de leur acte. Il suffit que celui-ci soit rangé dans la catégorie « acte fou » pour qu’il perde le sens idéologique dont ses protagonistes l’avaient chargé ainsi que la dimension de terreur généralisée qu’il est sensé provoqué, l’horreur étant d’autant plus grande qu’elle est le fait d’un homme déterminé agissant en pleine conscience et en toute connaissance de cause dans le cadre d’une stratégie et d’un programme mûrement réfléchis. A ce titre, l’attentat-suicide ne relève pas d’un suicide réel, mais se range-t-il pour autant dans la catégorie « suicide symbolique » ?
A rapprocher le discours tenu par les djihadistes de la définition du suicide symbolique, on note la présence chez l’un comme chez l’autre d’un motif identique : celui d’une renaissance qui va de pair avec la suspension, si ce n’est l’effacement, d’une réalité symbolique héritée. Considérons, pour le vérifier, la description que donne Olivier Roy de la pensée des aspirants au djihad. On peut la résumer en quatre points : il y a, tout d’abord, 1°) le nihilisme : l’objectif de ceux qui se font exploser n’est pas de constituer la communauté solidaire des musulmans, mais d’obtenir le salut par le sacrifice. Ainsi, le califat autoproclamé en Irak et en Syrie ne désigne pas, comme pourrait le laisser croire les apparences, un lieu, une hijra, une enclave au cœur du monde d’aujourd’hui dans laquelle un individu pourrait, au XXIème siècle, vivre en authentique musulman mais la reconstitution anachronique de la communauté des premiers croyants, ce qui annoncerait selon les idéologues islamiques la fin des temps. Ainsi, à ce nihilisme est associé, 2°) l’apocalypse dont notre époque exhiberait les stigmates dont feraient partie le retour de l’esclavage, la recomposition d’un califat, les conquêtes des villes et des déserts par les bandes djihadistes, prouvant que nous en serions revenus à l’état antérieur à la Révélation, au temps dit de l’Ignorance, à savoir celui d’avant l’histoire qui aurait débuté avec l’arrivée du prophète Mahomet. Or, comme il ne peut y avoir de nouveau prophète puisque celui-ci est déjà venu, ce retour au temps zéro de l’humanité, annoncerait la fin des temps c’est-à-dire l’apocalypse[3]. Du coup, l’enjeu principal n’est plus d’inventer un monde meilleur mais de précipiter la fin des temps tout en se préparant pour le jugement dernier. En tant qu’il œuvre à la destruction de nos sociétés en même temps qu’il fait de son auteur un martyr, l’attentat-suicide remplit cette double tâche. D’où l’attitude suivante : 3°) récusant l’autorité de leurs parents qu’ils perçoivent comme de mauvais musulmans humiliés par l’Occident, les kamikazes se chargent de racheter, simultanément à leurs péchés personnels, ceux de leurs pères en se faisant tout d’abord meilleur musulman qu’eux, au point de leur prescrire la manière dont ils doivent pratiquer leur foi, mais aussi et surtout en se donnant la mort en martyr, gagnant ainsi – en quelque sorte cela fait partie du « contrat » maléfique – une place au paradis pour eux ainsi que pour leurs proches. En ce sens, renversant l’ordre de la généalogie, ils engendrent eux-mêmes le père qui rédimera le père. Le résultat, alors, est, 4°) la fabrique d’un homo islamicus qui, inscrit dans le temps hors temps et le lieu hors lieu d’une oumma mythique (la communauté, la matrice, la mère)[4], devient lui-même hors sol et hors histoire, déraciné mais enraciné dans le ciel.
En résumé, l’entreprise djihadiste consiste, au nom d’une prédiction apocalyptique, à précipiter la mort du monde d’ici-bas afin de permettre, une fois le jugement dernier prononcé, la naissance d’un homme neuf au sein d’un univers purifié et orgastique. En se faisant sauter, le terroriste renonce ainsi à la personne qu’il était dans ce bas-monde – il éparpille son corps et son identité – tout en faisant table rase du monde tel qu’il est – dont il attaque les symboles (la musique, les caricatures, la fête) – afin de renaître à soi dans l’espace sans espace d’un fantasme édénique fait monde. A en rester là, c’est bien d’un suicide symbolique à quoi, de toute évidence, ressort l’attentat-suicide. Or, n’est-ce pas là aller trop vite en besogne ? En tant que la cure analytique ressort d’un suicide symbolique, serait-elle de même nature que l’attentat-suicide ? Entrons plus profondément dans le sujet. Et, puisqu’il y est question de nihilisme, allons du côté de celui qui en a imposé le concept à savoir Nietzsche, en nous posant cette question qui pourrait paraître théorique si elle ne traitait pas d’un sujet sérieux : le nihilisme djihadiste est-il de même nature que le nihilisme nietzschéen ?
Que nous dit Nietzsche sur le nihilisme ? Rappelons, au préalable, que pour le philosophe allemand le sens consiste en un rapport de forces d’après lequel certaines forces agissent et d’autres réagissent dans un ensemble complexe et hiérarchisé. Il y a ainsi lieu de distinguer les forces actives, primaires, de conquête et de subjugation, des forces réactives, secondaires, d’adaptation et de régulation. Alors que les actives affirment leur différence, les réactives s’opposent à ce qu’elles ne sont pas et, en s’opposant, les limitent ; la négation est une conséquence de l’affirmation chez les premières tandis que la négation prime chez les secondes. En ce sens, les forces actives sont du côté de la vie là où les forces réactives sont du côté de la contrainte, de la destruction et, finalement, de la Mort. Il se trouve que l’histoire de l’homme, de la vie et de la terre regorge d’exemples tendant à démontrer que les forces réactives triomphent actuellement : que ce soit le nazisme qui est une négation de l’humanité, le dérèglement climatique une négation de la terre, le terrorisme une négation de la vie, tous indiquent la victoire de la volonté de nier dont le nom est nihilisme. Est-ce à dire que la prophétie de l’auteur de Zarathoustra selon laquelle l’humanité serait entrée dans l’ère du nihilisme serait réalisée ?
Mais Nietzsche va plus loin dans son désossage du phénomène. Dans le cadre de sa psychologie, il décrit les cinq étapes qui font d’une personne un nihiliste : il y a ainsi, tout d’abord, 1°) le ressentiment à savoir l’accusation et la récrimination projective d’un « c’est la faute de l’autre » si je suis malheureux : par exemple, c’est la faute de l’Occident, de la France, des pères, des musulmans, etc. Ici, la réaction devient quelque chose de senti qui s’exerce contre tout ce qui est actif. Puis, ensuite, 2°) la mauvaise conscience qui est intériorisation de la faute sous la forme de la culpabilité. Tous les terroristes, sans exception, ayant sévi en France ont décrit leur vie d’avant leur « conversion » comme dissolue et décadente, faite d’alcool, de vols, de dragues et de drogues. De ces mœurs ils veulent se repentir en mourant en martyr, témoignant par là même de la culpabilité qui les rongent. Après avoir fait « honte » à l’action avec le ressentiment, les forces réactives se retournent désormais contre le sujet lui-même. A la mauvaise conscience va alors succéder, 3°) l’idéal ascétique qui est une manière de sublimer la faute en mettant les forces de vie sous le joug de valeurs supérieures. En interdisant les plaisirs matériels, les valeurs pieuses, dont l’un des porte-voix peut être la charia (mais ce n’est pas la seule), ligotent, étouffent et finalement condamnent la vie au néant, et comme elles promettent le salut aux plus réactionnels des hommes elles promeuvent les formes les plus maladives de la vie au détriment des plus créatrices, des plus joyeuses et des plus danseuses. Le discours religieux des djihadistes est-il autre chose qu’une orthopraxie poussée jusqu’à son paroxysme, venant censurer la moindre parcelle de plaisir et donc de vie ? Mais ça ne s’arrête pas là puisqu’à cet idéal succède, comme par un mouvement de balancier, 4°) la Mort de Dieu c’est-à-dire ce moment où l’homme se découvre : meurtrier de Dieu[5], et, voulant s’assumer comme tel, devient Dieu lui-même et prend sa place. Or, n’est-ce pas, quoi qu’ils en disent, ce que font les barbares de Daesch lorsqu’ils exposent en place publique les têtes ensanglantées de leurs victimes, disant montrer par là-même, directement, sans médiation, la sentence de Dieu ? Ne font-ils pas autre chose que se prendre pour la main de Dieu et finalement pour Dieu lui-même ? Quand Nietzsche parle de la mort de Dieu, il ne pensait pas, bien sûr, à ceux qui, aujourd’hui, s’auto-intronisent « soldats de dieu » mais plutôt à la modernité en tant qu’elle substituait aux valeurs supérieures de la religion les valeurs humaines trop humaines de la morale, de l’utilité et de l’histoire. Il indiquait que, contrairement à une idée reçue, cette mutation ne changeait pas la donne car, dans les deux cas, valeurs religieuses ou progressistes, la même vie réactive, le même esclavage, la même négation de la vie était à l’œuvre, la seule différence étant que l’homme se chargeait désormais tout seul du fardeau, en autoresponsabilité, pour ne pas dire en auto… entrepreneur de lui-même. Or, ceci débouche, dernière étape, sur, 5°) le dernier homme qui dit que tout est vain et qu’il est préférable de s’éteindre passivement. Car, une fois enlevée au monde l’idée d’une « fin dernière » que celle-ci se nomme paradis ou prenne la forme du progrès, une fois enlevée la croyance en un monde « vrai » à tel point qu’une opinion a même valeur qu’un fait vérifié, ce qu’on appelle aujourd’hui « fake news », alors l’existence perd toute valeur, et ne reste plus à chacun que le suicide… ou le cynisme. Last but not least : la volonté de néant se retournant à son tour contre les forces réactives, elle devient volonté de nier la vie réactive elle-même, et inspire à l’homme l’envie de se détruire activement. Du dernier homme nous passons ainsi à l’homme qui veut périr…, je rajouterai, soit le terroriste djihadiste.
De cette psychologie qui mériterait une analyse approfondie, nous retiendrons au moins ceci : advenant au terme du processus, l’homme qui veut périr suppose que le nihiliste en soit passé, au préalable, par le troisième stade à savoir la mort de Dieu. Or, si on affirme que le nihilisme djihadiste est un nihilisme au sens de Nietzsche, on doit alors tirer l’assertion suivante : contrairement à une idée commune, les djihadistes ne tuent pas parce qu’ils croient en Dieu mais parce qu’ils n’y croient pas. En se faisant exploser au nom d’Allah, ils cherchent à rétablir Dieu dans le ciel, justement à l’endroit où Dieu ne fait entendre que le vide sidéral, puisqu’il a toujours été mort. C’est comme si, ne voulant pas admettre qu’il n’y a rien à la place de Dieu, ils cherchaient dans un geste ultime, véritablement désespéré, de le faire exister coûte que coûte, en faisant de leur acte le fait de Dieu. Pour le dire autrement, leur geste ne résulte pas de la volonté de Dieu dont il serait l’action ici-bas car c’est plutôt leur geste qui produit Dieu en le désignant dans l’après-coup comme son auteur. C’est par et dans leur acte qu’il lui donne existence, en le présupposant a posteriori comme cause, l’horreur de leur acte venant finalement masquer, et révéler, l’horreur, pour ne pas dire la terreur, qu’ils ont éprouvée face au trou béant inscrit au lieu de l’Autre. Par leur acte, ils cherchent ainsi à restaurer le Père dont ils ne cessent de maudire l’absence irrévocable.
Mais dès lors, que faire ? Si, comme nous y invite la piste nietzschéenne, le nihilisme djihadiste est la forme ultime d’un processus nihiliste qui n’engage pas seulement l’islam mais aussi notre modernité, par quels procédés peut-on le contrecarrer ?
Ecoutons encore ce que Nietzsche a à nous dire.
Une fois arrivé à ce point d’achèvement du nihilisme qu’est « l’homme qui veut périr », l’enjeu pour l’humanité est, nous dit-il, de réussir à transmuter toutes les valeurs afin de passer du « dernier homme » à ce qu’il nomme le « surhomme ». Le « surhomme » est celui qui, rejetant le ressentiment et la haine, la mauvaise conscience et la réaction, dira « oui » à la vie, un grand et franc « oui » qui ne se soutiendra d’aucun dieu ou arrière-monde, d’aucune nation ou utopie, d’aucune mort libératrice, mais, ayant la force de tout accepter et tout vouloir, aimant la vie pour elle-même jusque dans ses souffrances et ses ténèbres, aura la force de désirer pleinement et pour toujours l’éternel retour de son existence.
Or, comme le démontre l’histoire, ce concept ne va pas sans malentendu ni sans ambiguïté. N’a-t-il pas été utilisé par les nazis pour légitimer la supériorité de l’aryen ? D’ailleurs, ne serait-ce pas le cas de toutes les idéologies barbares puisque cette figure n’est pas absente du discours de Daesch, non seulement à travers des vidéos à l’imagerie hollywoodienne dont le but est de mettre en scène de véritables super héros mais, plus fondamentalement, dans l’attitude adoptée par les djihadistes à tel point qu’un auteur comme Fethi Benslama parle à leur propos de « surmusulman ». Le « surmusulman » serait-il le « surhomme » nietzschéen ?
Par ce terme, Benslama, psychanalyste de son état, désigne « la contrainte sous laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman ». Autrement dit, il désigne la posture surmoïque que chaque islamiste prend envers lui-même et envers les autres en tant qu’il se fait à la fois procureur et prescripteur du châtiment, ce qui ne va pas sans une jouissance féroce et obscène. Ainsi, accusé « des pires crimes moraux » par les télé-évangélistes islamiques, le musulman, nous dit Benslama, est appelé à travers la figure du surmusulman « à s’identifier au musulman exemplaire, le Prophète et l’ancêtre[6], à faire de leurs vies révolues un présent et de la sienne une vie de revenant[7], l’impératif du surmusulman [n’étant] pas : « Deviens ! », mais : « Reviens ! », car pour lui le Bien a déjà eu lieu, la promesse a été réalisée, il n’y a plus qu’à les retrouver au passé, en attendant la fin du monde ou mieux : la hâter ». Or, si le but des djihadistes est d’être le spectre qui, depuis le passé, va revenir hanter l’âme des vivants pour les enjoindre et les contraindre, transformant la vie en limbe, celui du surhomme nietzschéen est d’être Dionysos, une force de vie, l’ivresse de la joie et du plaisir. Il est le « oui » second énoncé par un sujet actif au « oui » premier de la vie reçue. Plus qu’un revenir il est un devenir, celui d’une volonté de puissance qui n’est plus désir de domination, comme elle peut l’être sous l’effet des forces réactives, mais don et création. En ce sens, au « reviens ! » des djihadistes, le « surhomme » nietzschéen préfèrera toujours le « deviens ! » :
« Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?
Jusqu’à présent tous les êtres ont créé quelque chose qui les dépasse, et vous voudriez être le reflux de cette grande marée et retourner à la bête plutôt que de dépasser l’homme ?
Le singe, qu’est-il pour l’homme ? Dérision ou honte douloureuse. Tel sera l’homme pour le Surhumain : dérision ou honte douloureuse.
Vous avez fait le chemin qui va du ver à l’homme, et vous avez encore beaucoup du ver en vous. Jadis vous avez été singe, et même à présent l’homme est plus singe qu’aucun singe.
Même le plus sage d’entre vous n’est encore qu’un être hybride et disparate, mi-plante, mi-fantôme. Vous ai-je dit de devenir fantômes ou plantes ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain.
Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre vouloir dise ; Puisse le Surhumain devenir le sens de la terre !
Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres. Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des intoxiqués dont la terre est lasse : qu’ils périssent donc !
Blasphémer Dieu était jadis le pire des blasphèmes, mais Dieu est mort et morts avec lui ces blasphémateurs. Désormais le crime le plus affreux, c’est de blasphémer la terre et d’accorder plus de prix aux entrailles de l’insondable qu’au sens de la terre » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 3[8] (330).
Ceci m’amène à ma conclusion, et elle concerne la psychanalyse : en quoi la psychanalyse, en tant qu’elle relève d’un « suicide symbolique », ne serait-elle pas un nihilisme ? Si elle est un retour aux fantômes qui hantent le sujet, elle n’est pas le ressassement d’un passé mythique dont elle voudrait imposer la présence immuable mais la possibilité de dépasser les écueils qui lestent le sujet et le tirent en arrière, l’enfermant dans l’impasse d’un avant. Son but n’est donc pas de détruire ce qui est mais, au fil d’une passe, à la limite de la folie, en ce point où la trame symbolique vient à être suspendue, d’offrir au sujet le pouvoir de dire, dans un acte, « oui » pour la deuxième fois à la vie. Ce qui ne va pas sans tri ni sélection et ça, oui, ça change tout…
Christophe Scudéri
[1] Le Sham est le lieu de l’ultime rassemblement. [2] Žižek, S., « Le suicide et ses vicissitudes » in Morel, G. (2010), Clinique du suicide. Toulouse, érès, pp.215-227. [3] Il est à remarquer la dimension performative de l’acte des djihadistes. En effet, les stigmates qu’ils interprètent comme les signes objectifs de l’apocalypse résultent directement de leur action. Autrement dit, les terroristes produisent eux-mêmes les signes à partir desquels ils annoncent l’éminence de la fin des temps en tant que ces signes seraient le produit de la volonté de Dieu. [4] Oumma désigne la communauté des musulmans. Or, il a la même racine que Ouma qui désigne la mère, la matrice. [5] Nietzsche fait référence à la crucifixion de Jésus qu’est le fait des hommes. [6] Le « salaf » du salafisme désigne l’ancêtre. [7] David Thomson, journaliste spécialiste de la question, a intitulé son dernier livre : « les revenants ». [8] Nietzsche, F. « Ainsi parlait Zarathoustra » in Œuvres. Paris : Flammarion, 1996.
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